À la manière de…/sér1-2/Idrofile et Filigrane
IDROFILE ET FILIGRANE
PREMIER TABLEAU
(Une poterne du château.)
Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte !
Je ne vois pas le loquet.
Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte !
Je vais faire éclater la serrure.
tige de sureau qui se casse.)
Avez-vous réussi ?
Cette porte ne s’ouvrira pas. Je crache sur le chambranle ! Pourquoi ? Il y a trop de portes qui ne s’ouvrent pas. Voilà la nuit. Oh ! sur les gonds, comme la lune brille avec indifférence. La lumière n’a pas pitié.
Hélas ! hélas !
Oh ! oh ! il y a une jeune fille qui pleure… Vous ne lui faites pas de mal, au moins…
Non, non. J’ai pitié de vous. Mes larmes coulent sur le bois de la porte. Oh ! oh ! regardez !
[ 155 ]La porte s’ouvre !
C’est l’effet des larmes. L’humidité a fait jouer le bois et la serrure a cédé. Entrez donc.
Je ne vois pas mon chien.
Nous n’avons pas vu votre chien.
Vous avez un chien ?
Vous n’avez pas vu mon chien ?
Quelqu’un a-t-il vu son chien ?
[ 156 ]C’est mon ami. Il m’éclaire comme une petite lampe. Je ne peux pas vivre sans lui, car je suis sourd. Alors il m’avertit des dangers par ses grognements.
DEUXIÈME TABLEAU
(Un phare au bord de la mer.)
Les trois fils d’Aimoglobine,
Près d’une églantine,
Ont suivi le cavalier
Au bout du sentier.
Ils ont voyagé en France,
O quelle souffrance !
En cueillant dans les ravins
Des fleurs de jasmin.
Enfin la nuit est venue
Ténébreuse et nue,
Tous trois en voudraient encor.
Mais voici la mort.
Depuis hier que je suis dans ce château, chère Idrofile, je me demande à quoi sert ce phare.
À guider les vaisseaux qui voguent sur la mer… Tu n’avais jamais vu de phare, Filigrane ?
Je ne me souviens pas d’en avoir vu depuis que je suis au monde, Idrofile. Et quels sont ces oiseaux ?
[ 158 ]Ce sont mes perroquets. Mon père me les a rapportés des Îles. Ils habitent dans cette tour, et, tout le jour, ils tournent autour de cette tour.
Tu aimes les perroquets, Idrofile ?
Ici, tout le monde ne les aime pas. Ils entrent quelquefois dans le château et répètent les mots de ceux qui parlent. Quand il y en a dans toutes les pièces, cela ennuie et fatigue ceux qui écoutent.
Je m’ennuie aussi… On dirait qu’il pleut du vide ici…
TROISIÈME TABLEAU
(Un corridor dans le château.)
Tu ne trouves pas que Filigrane est soucieuse depuis qu’elle est arrivée au château ?
Je vais t’expliquer. Il y a des gens qui font du mal à ceux qu’ils aiment ; et ils ont beau être aimés par ceux qu’ils aiment ; on dirait que l’amour est le contraire de l’amour, et qu’ils aient du mal à ne pas faire du mal, même quand ils aiment et n’aimeraient pas à faire du mal.
Si les oiseaux étaient ici, ce serait terrible !
Entrent les servantes.
[ 160 ]Est-il là ?
Pas encore.
Je sens qu’il est là.
Il est dans mon âme.
Il est dans mon âme comme un pigeon couché.
Je suis sûre qu’il est là.
Nous l’aurions entendu entrer.
[ 161 ]Oui, je l’ai, moi aussi, comme un pigeon qui roucoule.
S’il n’est pas là, il va venir.
Écoutez... j’entends quelque chose.
C’est l’eau douce des réservoirs qui s’égoutte.
Il pleut depuis trois jours.
Comment vont les enfants ?
[ 162 ]Ils ne crient plus depuis la mort de Taitagifle.
Venez. Il est temps de monter.
QUATRIÈME TABLEAU
(Le parc du château. Clair de lune..)
Oh ! j’ai peur !
De quoi donc, Idrofile ?
J’ai peur de mon père, Gryndesael.
[ 163 ]Est-il méchant, Idrofile ?
On ne peut pas dire qu’il soit méchant. Mais il porte une si longue barbe qu’on se sent fautif rien qu’à la regarder.
Elle est longue, sa barbe ?
Oh ! oui, elle est longue. On ne pourra jamais dire la longueur de sa barbe. Et elle est vivante. On dirait qu’elle chante et qu’elle est pleine de nids d’oiseaux. À d’autres moments on dirait qu’elle coule devant sa bouche comme pour laver ses paroles de toute impureté ! Quand il a une émotion, elle blanchit. Je suis sûre que s’il faisait le mal, elle rougirait.
[ 164 ]Parlons de vous, ma chère Idrofile. Laissez-moi vous embrasser sur l’âme, ma chère Idrofile.
Encore ! encore !
Parlez plus bas. L’herbe pourrait nous entendre.
Il ne faut pas que l’herbe nous entende.
Il ne faut pas surtout que Filigrane nous entende. J’étais venu dans ce château pour l’épouser, et, si elle nous surprenait, elle mourrait de chagrin.
[ 165 ]Je ne veux pas qu’elle meure.
Je ne peux pas plus empêcher qu’elle ne meure que je ne peux empêcher que mon cœur ne soit amoureux… Mon amour est une force invincible. Toutes les servantes du château le savent…
Ah ! j’ai tant pleuré avant votre venue…
C’est une de ces choses du monde qui ont besoin d’être fixées. Nous étions destinés l’un à l’autre par la force de l’amour.
vient à eux.)
Hélas !
[ 166 ]Ah ! c’est toi, Filigrane… Tu vois, nous étions en train de jouer avec ma bague.
Oui, avec sa petite bague…
Laissez-moi, laissez-moi…
Les oiseaux se taisent. Et, tandis que
Filigrane sanglote doucement dans
l’ombre, tous les jets d’eau du parc
semblent pleurer avec elle.)
CINQUIÈME TABLEAU
(Une salle du château. Il fait complètement nuit. Filigrane est couchée. Autour de son lit, le roi Physalis, la reine Mygraene, les servantes, le mendiant sourd. Un peu à l’écart, Idrofile et Gryndesael.)
Elle dort.
Et quand elle se réveille, quand elle parle, on dirait une fenêtre qui s’ouvre sur la nuit.
Comme il fait nuit !…
Je ne croyais pas qu’il pourrait faire aussi nuit…
Je ne puis pas dire combien il fait nuit.
[ 168 ]Je vais partir.
Tu vas partir pour un pays où tu seras bien portante et heureuse. Tu partiras demain avec ta vieille nourrice, quand tu seras tout à fait rétablie.
Je ne sens pas ce que j’entends… je ne vois pas ce que je dis… je ne dis pas ce que je sais… je ne sais pas ce que je crois.
Que dit-elle ?
Silence !… Elle dit qu’elle ne sent pas ce qu’elle entend, qu’elle ne voit pas ce qu’elle dit, qu’elle…
continuant à parler à voix basse.)
Elle ne nous reconnaît déjà plus.
On ne sait pas quoi dire. J’ai oublié tout ce qu’il faudrait dire.
Est-ce qu’il n’y a pas une lumière là-bas ?
C’est la lanterne du passeur.
Ne veux-tu pas prendre un peu de tes remèdes ?
Non. Je vais mieux. Je vais guérir. Vous êtes bonne pour moi. Tout le monde est bon pour moi. Je vous aime tous.
[ 170 ]Même moi, Filigrane ?
Toi aussi, chère Idrofile, et toi aussi, cher Gryndesàel. (On apporte une lampe.) Ah ! non, pas la lampe ! Je vois assez clair, ici…
Elle voit déjà avec les yeux de l’âme.
Hélas !
Ah ! le bel oiseau bleu ! (Elle meurt.)
Courons !… là… là…
Que font-elles ?
[ 171 ]Elles cherchent à rattraper son âme.
Son âme a passé par la fenêtre.
Je n’ai rien entendu… Je n’ai rien entendu…
(La toile tombe lentement.)