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d’autres femmes.[11] Mais la migration a encore d’autres conséquences. En mettant en contact les populations montagnardes avec des sociétés plus avancées, souvent urbaines, elle favorise un échange culturel dont profitent les Alpins. Ainsi, peut-être a-t-elle eu un rôle dans la diffusion dans ces régions de la Réforme protestante, comme le firent les migrations des cardeurs et des artisans du cuir dans les Cévennes huguenotes étudiées par Emmanuel Le Roy Ladurie.[12] On a aussi remarqué sur ces hautes terres vouées au Provençal, une connaissance poussée de la langue française, quand ce n’est pas de l’italien.[13] Les Briançonnais ont-ils appris ces langues étrangères au cours de leurs campagnes? Enfin, la migration a-t-elle eu un effet sur leur scolarisation? Alors que chez les Dauphinois des régions sédentaires seule une personne sur trois sait écrire, l’alphabétisation concerne ici près de 70% des hommes au 17e siècle et 90% au 18e.[14] Même si la Réforme protestante en est évidemment la première responsable, elle ne saurait suffire à expliquer cet état de fait puisque les communautés restées catholiques sont tout aussi alphabétisées que celles passées au Calvinisme.


LES PEIGNEURS ET LA FRONTIÈRE

Après cette présentation générale, il est temps maintenant d’en venir au thème principal de notre contribution. La frontière toute proche de l’état piémontais influence-t-elle la migration des artisans du Briançonnais? Pendant très longtemps, elle reste sans effets. Au 17e siècle, la plupart des peigneurs la traversent chaque année; si quelques-uns vont travailler en Bas-Dauphiné, en Lyonnais ou en Provence, la majeure partie d’entre eux, et dans bien des villages la totalité, franchit les crêtes, descend le Valcluson ou la vallée de la Doire Ripaire et se rend en Piémont. Ainsi à Villar-Saint-Pancrace, le consul écrit en 1703 que ses concitoyens «sont en coutume d’aller dans l’Italie gagner leur vie en peignant le chanvre». En 1699, les habitants d’Abriès, un village du Queyras, déclarent aller «tous les ans en Piémont pour y peigner du chanvre». Au 17e siècle, on a donc affaire à une migration internationale qui se joue des frontières. Mais la situation évolue au 18e siècle. En quelques décennies, la migration des peigneurs change du tout au tout.

D’abord, elle perd la plupart de ses adeptes. À Villar-Saint-Pancrace, comme le montrent les rôles de capitation, les effectifs des peigneurs chutent de 50 chefs de famille dans les années 1720-1730 à 25 en 1752, sept en 1786

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HISTOIRE DES ALPES - STORIA DELLE ALPI - GESCHICHTE DER ALPEN 1998/3