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frontière, ce qui ne détermine en rien qui sont concrètement les acteurs qui exercent ce pouvoir coercitif.

Dans le même ordre d’idées, le succès récent de l’approche de la frontière proposée par Georg Simmel s’explique par son refus d’«ontologiser» la catégorie de l’espace. Or les tendances actuelles dans les sciences humaines de lutter contre les bêtes noires de la téléologie, du fonctionnalisme et du déterminisme[44] ne devraient pas faire oublier qu’on rencontre en Europe des formes très anciennes de territorialité et des segmentations d’une pluralité de pouvoirs. On n’échappe pas à l’État. Pour sauver l’horizon historique ouvert d’une histoire sociale de la frontière, la distinction établie par Michel de Certeau entre stratégie sociale et tactique du «faire avec»[45] semble essentielle pour éviter le piège du romantisme et de l’éloge de la ruse, et pour analyser la frontière sous le double aspect de création humaine et de contrainte subie.

L’attention prêtée aux frontières par les sciences humaines est somme toute un fait assez banal: ces disciplines se ressourcent en fin de compte en regardant la réalité humaine autour d’elles. L’affaiblissement apparent des frontières étatiques en Europe occidentale semble s’accompagner d’un sentiment de perte, d’une perte de repères. On se rend compte de la valeur des frontières pour se définir par rapport aux autres, et on (re)valorise d’autres frontières communautaires ou culturelles.[46] Que le souci de frontière traduit ainsi le besoin de construire l’image de l’autre pour donner du sens à son existence et de se conférer une identité n’est pas une idée nouvelle. Frederick J. Turner a voulu faire de Topen frontier la clé de l’identité américaine. Ainsi il a transformé et hissé en concept théorique un mythe fondateur largement répandu qu’on trouve dans la littérature américaine depuis le 17e siècle.[47] Plus récemment, on a soutenu que la création de frontières identitaires serait consubstantielle du projet (inachevé) de la modernité.[48]

Le thème du colloque, «Mobilité et frontières», évoque implicitement l’idée que la frontière ne devient un objet intéressant que dans le contexte d’une mobilité qui fait qu’on se trouve à un moment ou l’autre ailleurs - et cela même si l’on reste dans une «micro-région» -, en un lieu où une identité temporaire est attribuée par d’autres.[49] L’analyse historique des phénomènes de frontière contribue ainsi à la réflexion sur une porosité sociétale potentielle: accepter l’étranger comme un «hôte qui reste», souffrir les tensions d’un voisinage conflictuel et d’une assimilation incomplète qui donne du piment à la vie commune.

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KAISER: PENSER LA FRONTIÉRE