Psychopathologie de la vie quotidienne/2

Psychopathologie de la vie quotidienne. Application de la psychanalyse à l’interprétation des actes de la vie quotidienne (1922)
by Sigmund Freud
189617Psychopathologie de la vie quotidienne. Application de la psychanalyse à l’interprétation des actes de la vie quotidienne1922Sigmund Freud
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CHAPITRE II

OUBLI DE MOTS APPARTENANT
À DES LANGUES ÉTRANGÈRES


Le vocabulaire usuel de notre langue maternelle semble, dans les limites du fonctionnement normal de nos facultés, préservé contre l’oubli. Il en est, on le sait, autrement des mots appartenant à des langues étrangères. Dans ce dernier cas, la disposition à l’oubli existe pour toutes les parties du discours, et nous avons un premier degré de perturbation fonctionnelle dans l’irrégularité avec laquelle nous manions une langue étrangère, selon notre état général et notre degré de fatigue. Dans certains cas, l’oubli de mots étrangers obéit au mécanisme que nous avons décrit à propos du cas Signorelli. Je citerai, à l’appui de cette affirmation, une seule analyse, mais pleine de détails précieux, relative à l’oubli d’un mot non substantif, faisant partie d’une citation latine. Qu’on me permette de relater ce petit accident en détail et d’une façon concrète.

L’été dernier, j’ai renouvelé, toujours au cours d’un voyage de vacances, la connaissance d’un jeune homme de formation universitaire et qui (je ne tardai pas à m’en apercevoir) était au courant de quelques-unes de mes publications psychologiques. Notre conversation, je ne sais trop comment, tomba sur la situation sociale à laquelle nous appartenions tous deux et lui, l’ambitieux, se répandit en plaintes sur l’état d’infériorité auquel était condamnée sa génération, privée de la possibilité de développer ses talents et de satisfaire ses besoins. Il termina sa diatribe [ 10 ]passionnée par le célèbre vers de Virgile, dans lequel la malheureuse Didon s’en remet à la postérité du soin de la venger de l’outrage que lui a infligé Énée : Exoriare..., voulait-il dire, mais ne pouvant pas reconstituer la citation, il chercha à dissimuler une lacune évidente de sa mémoire, en intervertissant l’ordre des mots : Exoriar(e) ex nostris ossibus ultor ! Il me dit enfin, contrarié :

— Je vous en prie, ne prenez pas cette expression moqueuse, comme si vous trouviez plaisir à mon embarras. Venez-moi plutôt en aide. Il manque quelque chose à ce vers. Voulez-vous m’aider à le reconstituer ?

— Très volontiers, répondis-je, et je citai le vers complet :

Exoriar(e) aliquis nostris ex ossibus ultor ![1]

— Que c’est stupide d’avoir oublié un mot pareil ! D’ailleurs, à vous entendre, on n’oublie rien sans raison. Aussi serais-je très curieux de savoir comment j’en suis venu à oublier ce pronom indéfini aliquis.

J’acceptai avec empressement ce défi, dans l’espoir d’enrichir ma collection d’un nouvel exemple. Je dis donc :

— Nous allons le voir. Je vous prie seulement de me faire part loyalement et sans critique de tout ce qui vous passera par la tête, lorsque vous dirigerez votre attention, sans aucune intention définie, sur le mot oublié[2].

— Fort bien ! Voilà que me vient l’idée ridicule de décomposer le mot en a et liquis. — Qu’est-ce que cela signifie ? — Je n’en sais rien. — Quelles sont les autres idées qui vous viennent à ce propos ? — Reliques. Liquidation. Liquide. Fluide. Cela vous dit-il quelque chose ? — Non, rien du tout. Mais continuez.

— Je pense, dit-il avec un sourire sarcastique, à Simon de Trente, dont j’ai, il y a deux ans, vu les [ 11 ]reliques dans une église de Trente. Je pense aux accusations de meurtres rituels qui, en ce moment précisément, s’élèvent de nouveau contre les Juifs, et je pense aussi à l’ouvrage de Kleinpaul qui voit dans ces prétendues victimes des Juifs des incarnations, autant dire de nouvelles éditions, du Sauveur. — Cette dernière idée n’est pas tout à fait sans rapport avec le sujet dont nous nous entretenions, avant que vous ait échappé le mot latin. — C’est exact. Je pense ensuite à un article que j’ai lu récemment dans un journal italien. Je crois qu’il avait pour titre : « L’opinion de Template:St Augustin sur les femmes. » Quelles conclusions tirez-vous de tout cela ? — J’attends. — Et maintenant me vient une idée qui, elle, est certainement sans rapport avec notre sujet. — Je vous en prie, abstenez-vous de toute critique. — Vous me l’avez déjà dit. Je me souviens d’un superbe vieillard que j’ai rencontré la semaine dernière au cours de mon voyage. Un vrai original. Il ressemble à un grand oiseau de proie. Et, si vous voulez le savoir, il s’appelle Benoît. — Voilà du moins toute une série de saints et de pères de l’Église : Template:St Simon, Template:St Augustin, Template:St Benoît. Un autre père de l’Église s’appelait, je crois, Origène (Origines). Trois de ces noms sont d’ailleurs des prénoms comme Paul dans Kleinpaul. — Et maintenant je pense à Template:St Janvier et au miracle de son sang. Mais tout cela se suit mécaniquement. — Laissez ces observations. Template:St Janvier et Template:St Augustin font penser tous deux au calendrier. Voulez-vous bien me rappeler le miracle du sang ? — Très volontiers. Dans une église de Naples, on conserve dans une fiole le sang de Template:St Janvier qui, grâce à un miracle, se liquéfie de nouveau tous les ans, un certain jour de fête. Le peuple tient beaucoup à ce miracle et se montre très mécontent lorsqu’il est retardé, comme ce fut une fois le cas, lors de l’occupation française. Le général commandant — n’était-ce pas Garibaldi ? — prit alors le curé à part et, lui montrant d’un geste [ 12 ]significatif les soldats rangés dehors, lui dit qu’il espérait que le miracle ne tarderait pas à s’accomplir. Et il s’accomplit en effet. — Et ensuite ? Continuez donc. Pourquoi hésitez-vous ? — Je pense maintenant à quelque chose… Mais c’est une chose trop intime pour que je vous en fasse part… Je ne vois d’ailleurs aucun rapport entre cette chose et ce qui nous intéresse et, par conséquent, aucune nécessité de vous la raconter… — Pour ce qui est du rapport, ne vous en préoccupez pas. Je ne puis certes pas vous forcer à me raconter ce qui vous est désagréable ; mais alors ne me demandez pas de vous expliquer comment vous en êtes venu à oublier ce mot aliquis. — Réellement ? Croyez-vous ? Et bien, j’ai pensé tout à coup à une dame dont je pourrais facilement recevoir une nouvelle aussi désagréable pour elle que pour moi. — La nouvelle que ses règles sont arrêtées ? — Comment avez-vous pu le deviner ? — Sans aucune difficulté. Vous m’y avez suffisamment préparé. Rappelez-vous tous les saints du calendrier dont vous m’avez parlé, le récit sur la liquéfaction du sang s’opérant un jour déterminé, sur l’émotion qui s’empare des assistants lorsque cette liquéfaction n’a pas lieu, sur la menace à peine déguisée que si le miracle ne s’accomplit pas, il arrivera ceci et cela… Vous vous êtes servi du miracle de saint Janvier d’une façon remarquablement allégorique, comme d’une représentation imagée de ce qui vous intéresse concernant les règles de la dame en question. — Et je l’ai fait sans le savoir. Croyez-vous vraiment que si j’ai été incapable de reproduire le mot aliquis, ce fut à cause de cette attente anxieuse ? — Cela me paraît hors de doute. Rappelez-vous seulement votre décomposition du mot en a et liquis et les associations : reliques, liquidation, liquide. Dois-je encore faire rentrer dans le même ensemble le Template:St Simon, sacrifié alors qu’il était encore enfant et auquel vous avez pensé, après avoir parlé de reliques ? — Abstenez-vous en plutôt. J’espère que si [ 13 ]j’ai réellement eu ces idées, vous ne les prenez pas au sérieux. Je vous avouerai en revanche que la dame dont il s’agit est une Italienne, en compagnie de laquelle j’ai d’ailleurs visité Naples. Mais ne s’agirait-il pas dans tout cela de coïncidences fortuites ? — À vous de juger si toutes ces coïncidences se laissent expliquer par le seul hasard. Mais je tiens à vous dire que toutes les fois où vous voudrez analyser des cas de ce genre, vous serez infailliblement conduits à des « hasards » aussi singuliers et remarquables.

J’ai plus d’une raison d’attacher une grande valeur à cette petite analyse dont je suis redevable à l’obligeant concours de mon compagnon de voyage d’alors. En premier lieu, il m’a été possible, dans ce cas, de puiser à une source qui m’est généralement refusée. Je suis, en effet, obligé le plus souvent d’emprunter à mon auto-observation les exemples de troubles fonctionnels d’ordre psychique, survenant dans la vie quotidienne et que je cherche à réunir ici. Quant aux matériaux beaucoup plus abondants que m’offrent mes malades névrosés, je cherche à les éviter, afin de ne pas voir m’opposer l’objection que les phénomènes que je décris constituent précisément des effets et des manifestations de la névrose. Aussi suis-je heureux toutes les fois que je me trouve en présence d’une personne d’une santé psychique parfaite et qui veut bien se soumettre à une analyse de ce genre. Sous un autre rapport encore, cette analyse me paraît importante, puisqu’elle porte sur un cas d’oubli de mot sans souvenir de substitution, ce qui confirme la proposition que j’ai formulée plus haut, à savoir que l’absence ou la présence de souvenirs de substitution incorrects ne crée pas de différence essentielle entre les diverses catégories de cas[3]. [ 14 ]

Le principal intérêt de l’exemple aliquis réside dans une autre des différences qui le séparent du cas Signorelli. Dans ce dernier, en effet, la reproduction du nom est troublée par la réaction d’une suite d’idées commencée et interrompue quelque temps auparavant, mais dont le contenu ne présentait aucun rapport apparent avec le sujet de conversation suivant, dans lequel figurait le nom Signorelli. Entre le sujet refoulé et celui où figurait le nom oublié, il y avait tout simplement le rapport de contiguïté dans le temps ; mais ce rapport a suffi à rattacher les deux sujets l’un à l’autre par une association extérieure[4]. Dans [ 15 ]l’exemple aliquis, au contraire, il n’y a pas trace d’un sujet indépendant et refoulé qui, ayant peu auparavant occupé la pensée consciente, aurait réagi ensuite comme élément perturbateur. Dans ce cas, le trouble de la production vient du sujet lui-même, à la suite d’une contradiction inconsciente qui s’élève contre l’idée-désir exprimée dans le vers cité. Voici quelle serait la genèse de l’oubli du mot aliquis : mon interlocuteur se plaint de ce que la génération actuelle de son peuple ne jouisse pas de tous les droits auxquels elle peut prétendre, et il prédit, comme Didon, qu’une nouvelle génération viendra qui vengera les opprimés d’aujourd’hui. Ce disant, il s’adressait mentalement à la postérité, mais dans le même instant une idée, en contradiction avec son désir, se présenta à son esprit : « Est-il bien vrai que tu désires si vivement avoir une postérité à toi ? Ce n’est pas vrai. Quel serait ton embarras, si tu recevais d’un instant à l’autre, d’une personne que tu connais, la nouvelle t’annonçant l’espoir d’une postérité ! Non, tu ne veux pas de postérité, quelque grande que soit ta soif de vengeance. » Cette contradiction se manifeste, exactement comme dans l’exemple Signorelli, par une association extérieure entre un des éléments de représentation de mon interlocuteur et un des éléments du désir contrarié ; mais cette fois l’association s’effectue d’une façon extrêmement violente et suivant des voies qui paraissent artificielles. Une autre analogie essentielle avec le cas Signorelli consiste dans le fait que la contradiction vient de sources refoulées et est provoquée par des idées qui ne pourraient que détourner l’attention.

Voilà ce que nous avions à dire concernant les différences et les ressemblances internes entre les deux exemples d’oubli de noms. Nous venons de [ 16 ]constater l’existence d’un deuxième mécanisme de l’oubli, consistant dans la perturbation d’une idée par une contradiction intérieure venant d’une source refoulée. Ce mécanisme, qui nous apparaît comme le plus facile à comprendre, nous aurons encore plus d’une fois l’occasion de le retrouver au cours de nos recherches.

  1. Lève-toi, inconnu né de mes os, mon vengeur !
  2. C’est là le moyen général d’amener à la conscience des éléments de représentation qui se dissimulent. Cf. mon ouvrage : Traumdeutung, p. 65 (5{[e}} édition, p. 71).
  3. Une observation plus fine permet de réduire l’opposition qui semble exister, quant aux souvenirs de substitution, entre le cas Signorelli, et le cas aliquis. C’est que dans celui-ci l’oubli paraît également être accompagné de la formation de mots de substitution. Lorsque j’ai ultérieurement demandé à mon interlocuteur si, au cours de ses efforts pour se souvenir du mot oublié, il ne s’est pas présenté à son esprit un mot de substitution, il m’informa qu’il avait d’abord éprouvé la tentation d’introduire dans le vers la syllabe ab : nostris ab ossibus (au lieu de : nostris ex ossibus) et que le mot exoriare s’est imposé à lui d’une façon particulièrement nette et obstinée. Sceptique, il ajouta aussitôt que ce fut sans doute parce que c’était le premier mot du vers. À ma prière de rechercher quand même les associations qui, dans son esprit, se rattachent à exoriare, il me donna le mot exorcisme. Je considère donc comme tout à fait possible que l’accent qu’il mettait dans sa reproduction sur le mot exoriare n’était, à proprement parler, que l’expression d’une substitution se rattachant elle-même aux noms des saints. Il s’agit là toutefois de finesses auxquelles il ne convient pas d’attacher une grande valeur. — Mais rien n’empêche d’admettre que la production d’un souvenir de substitution, de quelque genre qu’il soit, constitue un signe constant, peut-être seulement caractéristique et révélateur, d’un oubli motivé par le refoulement. Cette formation substitutive aurait lieu même dans les cas où les noms de substitution incorrects font défaut : elle se manifesterait alors par l’accentuation d’un élément qui se rattache immédiatement à l’élément oublié. C’est ainsi, par exemple, que, dans le cas Signorelli, le souvenir visuel du cycle de ses fresques et celui de son portrait figurant dans le coin d’un de ses tableaux, étaient chez moi d’une netteté particulière, d’une netteté que n’atteignent jamais mes souvenirs visuels, et cela tant que j’étais incapable de me rappeler le nom du peintre. Dans un autre cas, également rapporté dans mon article de 1898, j’avais complètement oublié le nom de la rue où demeurait une personne à laquelle je devais, dans une certaine ville, faire une visite qui m’était désagréable, alors que j’ai parfaitement retenu le numéro de la maison ; juste le contraire de ce qui m’arrive normalement, ma mémoire des chiffres et nombres étant d’une faiblesse désespérante.
  4. En ce qui concerne l’absence d’un lien interne entre les deux suites d’idées dans le cas Signorelli, je ne saurais l’affirmer avec certitude. C’est qu’en suivant aussi loin que possible l’analyse de l’idée refoulée au delà du sujet concernant la mort et la sexualité, on finit par se trouver en présence d’une idée qui se rapproche du sujet des fresques d’Orvieto.