À la manière de…/sér1-2/L’Homme à l’oreille de cire
L’HOMME À L’OREILLE DE CIRE
Quand je pénétrai dans le logis de mon ami Sherlock Holmes, je le trouvai seul, assis au coin du feu. Tous ses traits exprimaient le bien-être et la béatitude.
— Ah ! vous voilà, Watson, me dit-il en me tendant la main. Vous le voyez, mon cher, je me repose, ce qui n’est guère dans mes habitudes.
À peine avait-il prononcé ces mots que le domestique vint nous avertir qu’un gentleman demandait à parler à M. Holmes.
Quelques secondes après, nous vîmes entrer un homme très brun, d’une trentaine d’années ; il se tint debout dans l’ombre que projetait l’abat-jour, et nous fit ce récit :
— Je suis originaire du comté de Middlesex, [ 244 ]mais je me suis installé depuis une couple d’années dans le Surrey, où j’ai pris femme. Or, un soir, pendant mon absence, ma femme a disparu. Comment ? Je ne sais. J’ai mis toute la police en mouvement sans résultat, et finalement je suis venu m’adresser à vous, monsieur Holmes, parce que votre renommée est sans bornes. Si vous ne trouvez rien qui explique cette disparition, je sens bien qu’il me faudra prendre le deuil et renoncer à toute espérance.
À ces mots l’étranger fit le geste d’essuyer une larme et de la secouer sur le sol.
— N’avez-vous aucun indice ? demanda Holmes en regardant son interlocuteur avec une attention soutenue.
— Aucun, monsieur, sinon que le chien de l’épicier, en face de chez moi, a aboyé toute la nuit, paraît-il, lors de la disparition… mais c’est un chien féroce et qui hurle chaque fois qu’on passe. [ 245 ]
Mon ami pria le gentleman de laisser son adresse, et le congédia en promettant de le visiter.
Dès que l’étranger se fut retiré, Holmes me dit à brûle-pourpoint :
— Voilà un gentleman qui ne mange jamais de poudding, qui a épousé une femme maigre, qui a passé par Regent street pour venir ici, et qui, faute de place dans le buss, a pris un cab afin d’arriver plus vite. J’ajouterai qu’il parle un peu le chinois et qu’il tire bien au pistolet.
Comme je demandais à Holmes sur quoi se fondaient ces extraordinaires remarques, il expliqua sans se faire prier, avec ce sourire railleur qui lui est habituel :
— C’est bien simple. La petite breloque qui pend à sa chaîne de montre est chinoise, et il a le teint d’un monsieur qui a séjourné longtemps en Extrême-Orient ; d’où je conclus qu’il doit entendre un peu le chinois. Son [ 246 ]index porte le stigmate habituel à ceux qui s’exercent souvent à faire manœuvrer une gâchette de pistolet. Il ne mange pas de poudding, je le présume, car il paraît dyspeptique, à en juger par sa mine. Il a épousé une femme maigre, parce qu’il est gros, conformément à la tendance qu’ont les êtres à choisir pour s’accoupler des êtres complémentaires, afin d’obéir aux lois mystérieuses qui régissent l’harmonie de l’espèce. Il a passé par Regent street, dont j’ai reconnu la boue spéciale éclaboussée sur son habit. Il a couru après le buss, sans quoi les gouttelettes n’auraient pas ainsi giclé jusque sur son dos, et il a pris un hanson, car, bien qu’il pleuve, la crotte de ses souliers était à moitié sèche déjà quand il est entré ici.
Sur ce, Sherlock Holmes prépara une demi-livre de tabac de Virginie, un flacon de gin, de l’eau chaude, s’enveloppa dans une [ 247 ]ample couverture et me pria de le laisser jusqu’au lendemain.
Quand je revins de bon matin, je vis que le flacon était à moitié bu, et le tabac entièrement consumé. Holmes, environné d’un nuage de fumée, était dans l’attitude méditative où je l’avais laissé la veille. Il me fît signe d’attendre demeura encore silencieux pendant cinquante minutes. Enfin il se leva, marcha droit vers un point précis du tapis, y ramassa de la poussière et l’observa au microscope.
— Sortons, me dit-il après cet examen.
Nous sifflâmes un hanson, et nous nous fîmes conduire à l’adresse donnée par le gentleman brun.
Le chien de l’épicier un bull de forte taille, nous aperçut sans se troubler. Mais mon ami sortit de sa poche un morceau de cire qu’il avait apporté sans que je m’en fusse aperçu. Aussitôt, la bête se mit à aboyer furieusement. [ 248 ]Ses cris redoublèrent quand un petit ramasseur de crottin en casaque rouge passa devant la boutique, Holmes héla le boy, le couvrit de son propre macfarlane, et lui commanda de revenir sur ses pas.
Le chien parut hésiter, puis hurla de plus belle.
— Cela suffit, prononça Holmes. Rentrons.
Une fois au logis, il prépara une nouvelle ration de grog et de tabac, et durant trois heures garda un profond silence.
Enfin, il me dit :
— Que pensez- vous de tout cela, Watson ?
— Ma foi, il me semble que nous ne sommes guère plus avancés qu’il y a un jour.
Mon ami haussa les épaules en souriant :
— Étourdi, qui ne remarquez rien… Et si je vous disais, moi, que cette femme a été assassinée, et que ses restes, coupés en morceaux, reposent présentement au fond d’une excavation creusée dans la maîtresse poutre [ 249 ]de la toiture qui protège la maison même de ce gentleman, lequel gentleman est lui-même assassin ? Si je vous disais cela ?
— Je répondrais que vous êtes le plus fin limier que la terre ait jamais porté, mais je me demanderais aussi par quelle suite de raisonnements vous êtes arrivé à cette conclusion.
— C’est bien simple. Dès la visite de cet homme, j’ai été mis en éveil. N’avez-vous pas remarqué que ses cheveux noirs et longs cachaient du côté droit une oreille postiche, une oreille de cire ?
— Ma foi, non.
— Cela ne me surprend pas. Il avait eu soin de se maintenir dans l’ombre projetée par l’abat-jour. Et lorsqu’il fit le geste de secouer une larme, n’avez-vous pas observé qu’un cil tombait à terre ?
— Je n’ai point votre œil de lynx, mon cher Holmes. [ 250 ]
— Or ce cil, détrempé par l’humidité de l’œil contre lequel il avait été frotté, je l’ai recueilli et examiné. Il était roux.
— Roux ?
— Roux, mon cher Watson. Donc notre homme était roux, sous une teinture noire, et doué d’une oreille de cire. Or, le chien de l’épicier, comme vous avez pu le constater, a horreur et de la cire et du rouge, même quand ce rouge est dissimulé.
— Ah ! je comprends, m’exclamai-je. Voilà pourquoi vous avez fait passer devant lui le boy en casaque rouge drapé dans votre macfarlane.
Holmes fit le geste d’applaudir avec ses mains longues et sèches. Puis :
— Il peut donc aussi bien reconnaître les gens roux, même quand ils sont teints. Or, pourquoi le chien a-t-il aboyé pendant la fameuse nuit de la disparition, comme a eu la naïveté de vous l’avouer cet individu, [ 251 ]sinon parce qu’il sentait le retour, caché à tous, de l’homme roux, à l’oreille de cire ? Celui-ci était là, et nie y avoir été. Est-ce le fait d’un innocent, ou d’un coupable ?
J’écoutais avec une admiration profonde les déductions de mon illustre ami. Il poursuivit paisiblement :
— Ce gentleman porte une chaîne de montre d’un modèle nouveau et la bague qui orne son petit doigt est encore brillante comme au sortir de chez l’orfèvre. Voilà les bijoux d’un homme récemment enrichi, et qui profite de sa situation.
— Voudriez-vous dire qu’il ait tué sa femme par cupidité ?
— Apparemment. Et il a fait le coup lui-même. Ses vêtements soigneusement réparés sont ceux d’un avare qui ne doit pas aimer à partager les aubaines.
Un point, toutefois, demeurait obscur. Comment Holmes devinait-il le sort du cadavre ? [ 252 ]Je l’interrogeai à ce propos.
— C’est bien simple, répondit-il. Son crime accompli, notre homme porta le corps. Car vous avez remarqué, n’est-ce pas, la légère déformation de sa hanche droite, semblable à celle qui dure pendant quelque temps, à la suite du transport d’un poids trop lourd. Enfin cet homme a exercé deux professions bien caractérisées. Il a été boucher, ainsi que l’atteste encore sa large nuque. Et il a été charpentier. Sa main droite, plus forte que sa main gauche comme chez ceux qui accomplissent des travaux manuels, porte des déformations dues à l’emploi du rabot et de la varlope et qui constituent des signes certains. Boucher et charpentier, il a eu évidemment, dans son trouble, recours à son expérience concernant ces deux professions pour se mettre à l’abri des lois. Boucher, il a découpé la morte. Charpentier, il a imaginé une cachette et a tout de suite songé à la [ 253 ]charpente de la toiture, seule boiserie qu’on puisse travailler sans donner l’éveil. La perquisition de la police a été vaine. D’où je conclus à une cachette adroitement dissimulée, c’est-à-dire à une excavation…
Holmes allongea les deux jambes, d’un air de satisfaction.
— Et maintenant, conclut-il, si vous m’en croyez, Watson, laissons les détectives de Scotland Yard terminer cette affaire, élucidée, Dieu merci. J’ai besoin de méditer sur un problème concernant un bateau dont on connaît le gréement, le tonnage et la cargaison ; il s’agit de trouver l’âge du capitaine, et j’ai besoin de fumer au moins dix pipes et de boire autant de grogs avant d’y réussir.