À la manière de…/sér1-2/Rédemption

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RÉDEMPTION

 

Ivan Labibine Ossouzoff, du Gouvernement de Kartimskrasolvitchegosk, district de Vokovosnesensk-Anskrevosantchoursk, commune de Ortoupinskaïeskaïa-Tienswlapopol, village de Tartine, quand il eut hérité la fortune de sa mère Ilia Vassilievitch Potengleska, et le majorat de son père le général Dimitri Ivanovich Boufnarine, avait longtemps mené une dégradante vie de débauche, car il passait la plus grande majorité de ses jours et de ses nuits, le londrès[1] aux lèvres, à vider coup sur coup des verres successifs d’eau-de-vie et de Champagne, à verser la chartreuse dans les [ 26 ]pianos, à fréquenter les mauvais lieux ornés de miroirs, et à activer la chute dans le péché des malheureuses condamnées à la violation continue des lois divines et humaines par la corruption du pouvoir légal mis au service de l’égoïsme luxurieux des buveurs et des fumeurs.

Mais, dans la nuit de Noël 1885, le 7 janvier 1886[2], un événement lui donna à réfléchir sur la conduite éventuelle de sa vie. Son camarade de dissipation, Nicolas Novodvorovodski Moulagoff, après avoir beaucoup bu, beaucoup chanté, beaucoup fumé, trouva plaisant de se faire enfermer dans la glacière d’un restaurant de nuit fashionable. Il y fut retrouvé mort le lendemain dans la glace et dans le péché.

Honte et dégoût ! Dégoût et honte !

À partir de ce jour, Ivan Labibine changea de krokno[3] instantanément. Il distribua aux [ 27 ]pauvres tout ce qui faisait le luxe et le confort de son logis, le calorifère, la salle de bains, le tub, les water-closet, l’ascenseur. Il se chaussa de galoches de bois, car il était devenu végétarien, et n’admettait plus qu’on pût utiliser ni la chair ni le cuir des animaux. Il partagea ses terres entre ses paysans. Il brûla sa provision de bois et de charbon. Il brûla aussi sa bibliothèque, car tous les livres sont pernicieux, et contribuent par le mauvais exemple à propager les passions, les maladies sexuelles, l’usage de l’alcool et du tabac.

Enfin il alla faire un mychew[4] dans un des massifs de la Perspective Newsky et y enterra ses gants, sa montre et son lorgnon, car ils sont des objets de luxe contraires à la vie normale, car les animaux, qui mènent une vie normale, s’en passent bien.

Il venait de remplir cet acte salutaire quand il fut accosté par une prostituée. [ 28 ]

— Dis-moi quoi, joli bronskoï[5], viens chez moi, il y a du vodnia[6].

Ivan Labibine Ossouzoff prit les mains de cette malheureuse et les embrassa. Mais elle se recula avec frayeur. L’existence de perdition qu’elle menait lui avait fait oublier la notion du bien et du mal.

— Arrière, vieux diable ! Gueule de cochon ! Que la peste t’étouffe et que mille chiens mangent tes sales tripes molles ! fit-elle en le regardant de travers.

Mais Ivan Labibine reprit sans se décourager :

— Ne te fâche pas, ma petite colombe tout en miel. Je veux t’enlever au malheur.

La fille riposta :

— Donne-moi plutôt trois kopecks[7] pour acheter du kwass[8]. [ 29 ]

— Je te donnerai gratuitement des meurbacks[9], poursuivit affectueusement Ivan Labibine.

À ces mots, les yeux bordés de rouge de la prostituée s’humectèrent de larmes.

Ils restèrent ainsi à se causer ensemble sur la Perspective, bien que la neige qui tombait sans interruption depuis le commencement de l’hiver gelait l’air au point qu’il y avait de quoi pleurer et que c’était une propre horreur de froidure.

Enfin la prostituée, en s’essuyant la face avec son bechmet[10] de kanaous[11] rouge, dit :

— Je te suis, petit père.

Ivan Labibine conduisit chez lui cette créature de Dieu.

À partir de ce jour, il s’en alla chaque matin pour marcher sur la Perspective [ 30 ]Newsky. Chaque matin, il rencontrait une prostituée, il l’abordait, il s’efforçait de développer ses doctrines, et, chaque matin, il la ramenait chez lui.

Au bout de trois mois, il y avait quatre-vingt-dix réfugiées dans l’isba[12] d’Ivan Labibine Ossouzoff. Elles conduisaient là simplement et franchement une existence conforme à la vie et à la vérité, telles qu’elles étaient avant que les sophismes modernes et les monstruosités du czarisme aient eu empoisonné les âmes et les cœurs. Du matin au soir Ivan Labibine leur montrait son pétarouk[13] irrésistible. Comme il avait été gagné à la doctrine des Doukhobors, il ne tarda pas à les convaincre que les vêtements sont des inventions immorales et hypocrites qui favorisent le péché des sens et l’usage de l’alcool et du tabac. Aussi tout ce monde, sous la [ 31 ]Croix vivifiante du Christ, passaient-ils leur temps complètement nus, comme devraient l’être tous les êtres simples et purs, conformément à la parole de l’Évangéliste, qui a dit : « Celui qui ne veut pas vivre en vérité mourra comme le rameau arraché de l’arbre[14]. » Toutes ces femmes ressuscitées de l’erreur rivalisaient de zèle, et leur présence sanctifiait l’isba, dans laquelle régnait une perpétuelle odeur de ragoudvo[15].

Mais Ivan Labibine observa que son entourage dépérissait. Une nuit qu’il était étendu, la tête appuyée sur un vieux chaudron, en vrai disciple du Christ qui dort mal sur un oreiller mou, il pensa : « Les enthousiasmantes théories sociologistiques d’Henry George et de Spencer enseignent que ceux qui se sont adonnés aux vices des mondains et des mondaines, tels que la morphine, le vin, l’amour et [ 32 ]le tabac, ne peuvent pas être du jour au lendemain guéris de leur poison. On doit leur en faire perdre l’usage seulement progressivement. »

— Mais réellement, se dit-il, le rapprochement des corps est un vice d’habitude, à ainsi dire, et toutes ces femmes qui jadis rapprochaient leur corps avec un autre corps plusieurs fois chaque jour et même chaque heure, sont en train de mourir parce qu’elles sont privées trop brutalement du poison de la luxure.

Alors, il se leva ; il alla trouver Katarina Samovarovna, et il fit avec elle l’acte de chair. Puis il la quitta et alla trouver Alexandrovna Lagarska, avec laquelle il fit également l’acte de chair. Il agit de même pour quatre autres femmes, Vera Efromovna Karapatevitch, Oléine Kamchatka, Agrippine Fornikatrich Ipeka, et Vaseline Vassilievna Petrovna, et retourna dormir sur son chaudron. [ 33 ]

Le lendemain, il se dévoua de nouveau, cinq fois au lieu de six. Et il ne le fit que quatre fois au lieu de cinq, la nuit d’après. Et ainsi de suite.

Dès lors, toutes les nuits, il remplit sa mission comme un vrai khok[16], malgré les fatigues de plus en plus grandes qu’elle lui imposait. Mais à la fin, Ivan Labibine Ossouzoff constata que, d’une part, ses seuls efforts ne suffisaient plus, et que, d’autre part, indiscutablement, ayant donné tous ses biens aux pauvres, il n’en avait plus, et ne possédait plus pour nourrir les habitantes de l’isba qu’un peu de hareng et d’huile.

Alors, il demanda l’assistance de quelques hommes connus par leur vertu. Chaque nuit, ces hommes vinrent dans la maison d’Ivan Labibine Ossouzofï. Chaque fois, chacun d’eux apportait un rouble, et ils se mettaient en [ 34 ]costume de Doukhobors pour participer à l’œuvre de régénération. Et, comme plusieurs d’entre eux étaient une fois entrés dans la maison voisine, qui était celle de Serge Minskinouchine, un pope dégoûtant et pouilleux, Ivan accrocha au-dessus de sa porte une icône devant laquelle il plaça une petite lanterne rouge.

  1. Les mots en italiques sont en français dans le texte original.
  2. On sait que le calendrier julien retarde de quatorze jours sur le calendrier grégorien.
  3. Habitude, genre d’existence.
  4. Trou.
  5. Blond.
  6. Feu.
  7. Monnaie russe valant un douzième de florin.
  8. Boisson fermentée usitée par les gens du peuple.
  9. Bons conseils.
  10. Sorte de jaquette tcherkesse.
  11. Sorte d’étoffe tartare.
  12. Maison.
  13. Exemple.
  14. Matth., XXVI, 17.
  15. Sainteté.
  16. Apôtre.